Ashton avait rêvé qu'il s'enfuyait. Qu'il retournait dans son pays natal, à Leeds. Qu'il revoyait sa petite maison, avec le grand jardin derrière. Son école et les arbres dans la cour de récréation. Les classes remplies de ses camarades et ses instituteurs écrivant les leçons sur les tableaux. La petite épicerie à la sortie, où il achetait toujours des bonbons qui piquaient la langue. Son ancien collège, avec les salles de retenues qu'il avait longuement fréquentées. Le bureau du directeur, toujours en ordre. Les rues pleines de monde, surtout d'étudiants venant de la fac. Le festival qui avait lieu chaque année, où la bière coulait à flot et la musique déchirait les tympans. Son éducation parfaite de petit Anglais, avec son accent caractéristique qui rendait toujours les gens curieux aux Etats-Unis. Puis il avait rêvé de son tour du monde, les voyages merveilleux qu'il avait eu la chance de faire. La Russie, qu'il avait traversé en long et en large et dont il savait la langue par coeur. La France, avec le musée Rimbaud. Puis les Etats-Unis, là où il a vécu le reste de sa vie. Tous les moments heureux avec Dean. Ces fois où il ressemblait à un adolescent heureux de vivre.

Mais il s'était réveillé, et ça avait été beaucoup plus dur à supporter que d'habitude. Ash évitait le plus souvent de penser à tout ce qu'il avait du abandonner le jour où il était rentré dans cet asile, mais parfois c'était inévitable et la douleur lui lacérait le coeur. Lui qui se faisait passer pour quelqu'un de résistant, incapable de ressentir quelque chose, devait parfois faire face à un flot d'émotions. Le Moriarty était comme ça : rien pendant un moment, puis tout arrivait d'un coup et le heurtait de plein fouet. C'était encore plus dur à encaisser, mais la vie l'avait plus ou moins endurci, à force. Finalement, même s'il avait mal, il s'en remettait plus ou moins vite, puisqu'il n'avait quasiment pas de chance de s'en sortir. Autant être pessimiste, ça évitait des déceptions. Sauf que là, rêver de toute sa vie passée avait été un vrai coup dur. Alors il s'était levé et avait tenté toute la journée d'effacer ces visions de sa mémoire. Même Aaron n'avait pas réussi à l'aider, malgré tout le soutien qu'il lui apportait. Ashton en avait donc déduit que c'était un mauvais jour, et il préféra s'échapper vers le vieux salon tout de suite après le déjeuner plutôt que de rester dans la grande salle.

Il avait pris un livre totalement au hasard, seul réconfort possible. C'était Orgueil et Préjugés. Le garçon l'avait déjà lu, mais il appréciait quand même le roman, et le relire ne le dérangeait absolument pas. S'il avait pu ressembler à un héros de toutes les histoires qu'il avait lues, Ashton aurait sûrement choisi Darcy. Une telle prestance forçait le respect, surtout pour le grand brun, qui se sentait étrangement proche de lui. Alors il se plongeait dans le bouquin, qui avait pourtant la réputation d'être pour les filles, à cause de toutes ses histoires d'amour. Moriarty n'en avait que faire, il appréciait un roman pour sa qualité littéraire, et non parce qu'il était "pour homme". Il était plus intelligent que ça pour se laisser dominer par des stéréotypes idiots. Le petit salon était bien évidemment calme et le garçon avait pris place sur un fauteuil en tissus élimé, plein de poussières qui prouvaient sa vieillesse. Il avait du en voir défiler des patients, des fous comme des sains. L'homme adorait les meubles qui avaient une histoire.

Il était donc en train de lire tranquillement quand il fut dérangé par une tête brune qu'il connaissait bien. Soupirant pour la forme, puisqu'il appréciait beaucoup Etna, Ash se figea quand il sentit qu'elle le prenait dans ses bras, peu habitué à ces démonstrations d'affection. Le garçon se laissa faire, parce que finalement ça lui plaisait quand même, mais se plaignit pour la forme, grognant à la jeune femme qu'il n'aimait pas les câlins. Puis il rit légèrement à sa question. « C'est Orgueil et Préjugés, mais je l'ai déjà lu... Dommage hein ? » L'homme savait qu'elle ne pouvait s'empêcher de dévoiler la fin des livres qu'elle avait déjà lu, chose qui horripilait bien évidemment le Moriarty. Puis il écarquilla les yeux en voyant le paquet de cookies et chuchota « Mais où est-ce que t'as eu ça ? Bien sûr que j'en veux, ça fait longtemps que j'en ai pas mangé ! ». Pour ne pas se faire repérer, le grand brun l'emmena dans un coin plus sombre du vieux salon, comme s'ils se faisaient passer des produits interdits. Mais il fallait être prudent, les autres patients en réclameraient peut-être, ou iraient même se plaindre. Ici, la solidarité était un concept plutôt étranger.