Ashton Jude Moriarty

Votre histoire

On a beau être aimé de sa famille, chéri comme un prince ou passer une enfance formidable, tout ça n’en indiquera pas pour autant l’évolution et l’avenir d’une personne. Tout peut commencer sur des chapeaux de roue et au contraire, finir en raté total ; c’est ce qui confère sa magie à l’existence humaine. Le hasard, cette chose mystérieuse, parfois si belle, peut se révéler bien cruelle.

« Ashton Jude Moriarty. » Le ton de l’adulte était sans équivoque. Soit le petit obéissait, soit il devait se préparer à avoir l’une des plus belles corrections de sa vie. Malheureusement pour l’homme, le garçon n’avait jamais été effrayé par les menaces des grandes personnes ; que des mots teintés de différentes variations des cordes vocales, sans plus. Au pire un mauvais moment à passer, au mieux des soupirs exaspérés. C’est pourquoi l’enfant continua son petit manège, indifférent. Ses camarades se retournèrent, admiratifs comme toujours lorsqu’il bravait la loi dans la classe, chose qui commençait à se faire régulière. L’enseignant savait qu’il devait réagir, le ramener de force sur sa chaise et l’obliger à écouter gentiment la leçon de mathématiques jusqu’à ce que l’école se termine, mais il était tout à fait conscient que même devant sa table, le petit Moriarty n’en serait pas plus attentif, au contraire. Comme l’enfant s’en doutait, l’instituteur soupira, haussa les épaules et l’ignora profondément, laissant Ashton colorier un dessin aux formes plutôt étranges. Victorieux, le garçon de cinq ans ne prêta plus aucune attention aux perturbations qu’il venait de créer dans la classe, laissant ses camarades admiratifs devenir de bons petits écoliers. Plus tard, à la sortie, ils se rendraient tous vers lui en murmurant des « T’es trop cool Ash ! », lui sentirait une douce fierté se loger dans son cœur mais ne dirait absolument rien, comme indifférent et repartirait main dans la main avec sa mère dans les rues de Leeds pour retrouver le confort de sa grande maison.

C’est dans cette ville que l’enfant grandit doucement. Son entourage était partagé entre la consternation, l’admiration et la fierté. Il était indéniable qu’Ashton était le meilleur élève de son école primaire, puis de son collège, toutes classes confondues, ce qui provoquait l’incompréhension de ses professeurs ainsi que ses parents. Comment un garçon aussi peu attentif, portant un intérêt très limité à l’école pouvait obtenir de si bons résultats et être si cultivé ? Il avait effectivement réponse à tout, sans compter ses facilités impressionnantes pour retenir beaucoup de choses sans faire aucun effort. Ash n’était pas surdoué pour autant ; le petit était juste passionné de lecture. Dès qu’on lui apprit à déchiffrer les phrases, il se mit à feuilleter tous les ouvrages à sa portée ; d’abord difficilement, puis au fur et à mesure les livres devenaient de plus en plus gros, de plus en plus compliqués et c’est ainsi qu’il s’intéressa à la littérature. C’est à douze ans qu’il découvrit la poésie française et fut charmé par la musicalité des mots. Dès lors il tomba amoureux de Rimbaud, se délectant de ses strophes enchanteresses, emporté dans un tourbillon d’admiration et de sentiments étranges, qu’il ne ressentait qu’en ces moments-là. Les vers qu’il lisait l’emplissaient d’une admiration sans borne pour cet homme qu’il n’avait pas connu mais avait l’impression de comprendre comme s’il était un frère. Il se détacha un peu plus du monde réel, le considérant trop banal et sans saveur à son goût. Parallèlement, il développait toujours son attitude rebelle qui lui valait une certaine popularité auprès de ses camarades qu’il ignorait –pour les plus chanceux- ou méprisait royalement. Les relations n’avaient pour lui qu’un intérêt limité et le garçon grandissait sous l’œil intrigué de ses professeurs, à la fois consternés par le désintérêt total qu’il affichait face à leurs cours, et ses parents qui se demandaient bien à quel drôle d’oiseau ils avaient donné naissance. C’est aussi lors de sa préadolescence qu’Ashton se rendit compte qu’il était autant attiré par les garçons que par les filles. Cette constatation se fit d’elle-même et il accepta sa condition d’une manière tout à fait normale et rien ne changea dans sa vie, comme s’il le savait depuis toujours. Peut-être que c’était le cas, peut-être même que ses parents, ses camarades, ses professeurs s’en étaient rendu compte avant lui. Mais après tout, qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Rien de tout ça ne l’intéressait, il aurait aussi bien pu être asexuel que cela lui aurait été égal.

Puis à ses quinze ans, l’adolescent déménagea à Louisville, là où ses parents avaient trouvé un nouveau travail. Rien ne changea, toujours la même désinvolture, la même admiration des autres, le même manque d’intérêt pour les relations humaines –même s’il y avait quelques rares personnes avec qui le garçon s’entendait-, la même fascination pour la littérature. Il eut quelques ennuis avec son lycée et a failli se faire renvoyer plus d’une fois et à la stupéfaction générale, il réussit tous ses examens avec la note maximale. Pourtant, faire des études longues ne l’intéressait absolument pas et le jeune homme commença à cumuler les petits boulots pendant trois ans, sans jamais trouver quelque chose qui lui plaise. Un jour, sur un coup de tête, il décida de partir en voyage. Seul, comme à son habitude, il se rendit en Europe et en visita tous les pays, surtout ceux de l’Est. On ne peut pas dire qu’il en revint transformé, mais Ashton fut sans conteste heureux. Personne ne sut ce qu’il avait vécu pendant cette année en solitaire, mais tout portait à croire qu’il avait adoré. A son retour, il trouva un petit boulot à la bibliothèque de Louisville, endroit calme où il se sentait tout à fait à son aise et décidé de se prendre un appartement à East End, laissant ses parents tranquilles. Même si leur garçon n’avait pas fait les grandes études que tout parent rêvait, ils ne pouvaient qu’être fiers de leur fils qui, même s’il restait toujours à l’écart des gens, était devenu un beau jeune homme avec un travail qui lui plaisait, intelligent et heureux de vivre. Ash avait même réussi à nouer des relations –superficielles certes- avec les autres bibliothécaires, leurs discussions s’orientant bien entendu sur la littérature, le seul sujet où le jeune Moriarty pouvait se révéler intarissable et presque sociable.

Mais bien sûr, tout fini par basculer un jour ou l’autre. Personne ne peut décemment pas imaginer que sa vie sera heureuse pour toujours sans un peu de complications. Ashton, pourtant averti, se fit avoir comme un ignorant. Bien sûr, il ne pouvait s’empêcher de toujours avoir des ennuis avec l’autorité, c’était comme un réflexe, un jeu dangereux auquel il jouait, un trait de caractère impossible à effacer tellement il était bien ancré dans sa personnalité. Puis il y eut la gaffe de trop. Il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment, et quand il entendit une discussion entre le chef d’Etat du Kentucky et le maire de Louisville, Ash comprit bien vite qu’il était mal parti. Et pourtant c’était trop tard. Avec ce qu’il avait écouté, l’homme aurait pu coller un procès aux deux politiques, peut-être les faire enfermer, mais même si rien de tout cela ne l’intéressait, on n’est jamais trop prudent, n’est-ce pas ? La corruption est partout, vous savez. Un petit billet, deux billets, trois gros billets… A partir d’un moment, quand la somme devient trop importante, on finit par ne plus compter. Ashton Jude Moriarty ne savait pas combien ces hommes avaient dépensé pour le faire entrer dans cet hôpital psychiatrique, mais il était au courant de deux choses : premièrement, ils avaient payé bien plus qu'il n'en fallait pour un pauvre garçon sans avenir. Et deuxièmement, le jeune homme n’aurait jamais l’argent suffisant pour payer sa libération.